mardi 4 mai 2010

Journal Hebdomadaire : La fermeture ne signifie pas la fin

Le Journal hebdo, symbole de lutte contre le pouvoir, a fermé pour liquidation judiciaire. Une décision en réalité politique.
Journal Hebdomadaire : La fermeture ne signifie pas la fin
Finances news : 11 - 02 - 2010*
Les salariés du Journal témoignent de leur soutien à Boubker Jamaï, à la ligne éditoriale du Journal Hebdomadaire et se refusent à se faire passer pour des victimes. * Même si le Journal est liquidé, Boubker Jamaï, qui quitte le journalisme, ira jusqu’au bout pour défendre ses idées.On est le 3 février au siège du PSU à Casablanca. Il est 19 h passées et le siège est pris d’assaut par des journalistes et militants associatifs venus de tout bord assister à la conférence de l’équipe du Journal Hebdomadaire. La publication vient d’être fermée par des huissiers et le Journal du samedi 30 janvier n’est pas paru. L’heure est grave. Les journalistes y vont chacun de son commentaire sur ce qui s’est passé. Boubker Jamaï est le premier à entrer dans la salle de conférence vide, les journalistes étant encore à l’extérieur. Il s’assoira devant le micro en haut d’une tribune qui ressemble étrangement à celle d’un tribunal. Boubker, les traits tirés, les yeux cernés, se lève cédant la place à toute l’équipe de la rédaction qui se tient devant le micro. Les journalistes couvrant cette conférence s’empressent de prendre place. Les flashs crépitent, un brouhaha s’élève quand une voix féminine résonne dans le micro. C’est une femme membre de la rédaction qui prend la parole une fois le silence rétabli dans la salle. Elle lira un communiqué au nom de tous les salariés concernant la décision de justice de la mise en liquidation de Trimédia, la société éditrice du Journal Hebdomadaire pour non paiement des cotisations dues à la CNSS et au Fisc. Elle dira entre autres que les salariés ne sont pas dupes de cette condamnation qui, sous couvert de défendre les intérêts des salariés et d’assurer leur protection sociale en faisant appliquer la loi, les jette dans la précarité. « Curieuse façon en effet de défendre les droits des salariés que de les priver du jour au lendemain de leur outil de travail et donc de leurs emplois… Nous n’entendons pas être présentés comme des victimes que cette décision de Justice viendrait délivrer… Car nous sommes convaincus que cette condamnation est la conséquence directe d’une ligne éditoriale, que nous soutenons unanimement», poursuit-elle. Avant de conclure : «La liquidation du Journal Hebdomadaire ne signifie pas la fin de cette ligne, que nous nous efforcerons de faire renaître». Elle sera longuement et fougueusement applaudie par l’assistance. Même son de cloche du côté de Boubker Jamaï : le combat n’est pas pour autant fini. Ce dernier prend place devant l’assistance, entouré par toute l’équipe et par son père, l’éditorialiste Khalid Jamaï. «J’ai décidé de suspendre le journalisme mais je n’abandonne pas. Je trouverai d’autres moyens pour exprimer ce que je pense. Le journalisme n’est plus comme je l’avais imaginé quand nous avons lancé le Journal en 1997 », affirme Jamaï. Pour lui, c’est l’heure d’engager un vrai débat sur cette «période dangereuse que traverse le Maroc et où l’Etat est devenu otage d’une élite», poursuit-il. Boubker Jamaï racontera dans les détails les différentes étapes qu’a connues le Journal depuis sa création en 1997, jusqu’à sa fermeture 12 ans plus tard. S’abreuvant de temps à autre, le journaliste parlait comme à son habitude, d’une voix résignée mais ferme. Si, depuis sa création, l’hebdomadaire a dû faire face à plusieurs péripéties, les évènements se sont précipités depuis que Boubker Jamaï a décidé de revenir au Journal après un long exil aux USA. Une fois sa décision connue du grand public, «Mounir Majidi, le secrétaire du Roi, tient une réunion le 22 avril avec des groupes immobiliers pour les sommer d’arrêter de fournir de la pub au Journal. La semaine suivante, toutes les pubs étaient annulées. Je ne leur en veux pas ! », poursuit Jamaï. «On comprend que c’est fini. Fadel Iraki décide alors de porter plainte contre Mounir Majidi pour utilisation des biens de l’Etat et dénoncer ce complot, mais quelques jours après, un haut commis de l’Etat le contacte pour l’en dissuader en lui expliquant que si cela se produisait, c’était la guerre déclarée et que le résultat pouvait être très méchant. Ce haut responsable de l’Etat lui a proposé de trouver une solution», ajoute Jamaï. Peu après, le Journal reçoit une offre d’achat. Comme l’hebdomadaire se trouvait dans une situation financièrement intenable, Boubker a demandé à Fadel de le vendre parce qu’il n’y avait aucune autre solution possible. A condition de préserver les emplois et de payer les dettes de la société. Et aussi vite qu’il est apparu, l’acheteur potentiel a disparu, convaincu que l’argent qu’il allait débourser à Fadel et à Boubker allait leur permettre de reprendre de plus belle. De fil en aiguille, les évènements se précipitent jusqu’à ce que le jugement de liquidation soit prononcé le 25 et notifié le 27 janvier. «La justice a été extrêmement rapide dans la notification du jugement», souligne Boubker qui voit son journal fermé avant même qu’il ait pu interjeter appel. « Je suis prêt à aller jusqu’au bout pour dénoncer cette forme de prédation qui insulte mon pays ! », conclut Boubker. La salle l’applaudira pendant plusieurs minutes. Journalistes, militants associatifs, lecteurs … vont le saluer. La tension est à son paroxisme. L’atmosphère est attristante. Dehors, il pleut. La foule de journalistes se disperse dans la rue. Fin d’un chapitre de la vie de la presse nationale, qui vit les jours les plus durs de ces dix dernières années.
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Le Journal le plus indépendant du Maroc poussé à la fermeture
(De Casablanca) Mercredi 27 janvier, en plein bouclage, Le Journal hebdo, publication pionnière et icône de la liberté de la presse marocaine, a été fermé de force pour « liquidation judiciaire », sur ordre du tribunal de commerce.
Débarquement d'huissiers, changement des serrures, mise sous scellés des locaux. A première vue, pour une raison légale : Le Journal hebdomadaire croulait sous des dettes de plus de 450 000 euros envers la sécurité sociale marocaine (CNSS) et la direction des impôts.
Mais pour Aboubakr Jamaï, co-fondateur (à 29 ans et sans expériencejournalistique) du Journal hebdo en 1997 etson directeur de publication jusqu'en 2007, ces problèmes financiers ne viennent pas de nulle part :
« Entre les procès à la chaîne et la stratégie concertée de boycott des annonceurs qui nous a fait perdre 80% de nos recettes publicitaires, les autorités ont tout fait pour acculer Le Journal à l'asphyxie financière. »
Ali Anouzla, directeur du quotidien arabophone indépendant AlJarida Al Aoula (récemment condamné à un an de prison avec sursis pourune enquête sur la santé du roi), partage ce sentiment :
« C'est une décision politique pour exécuter Le Journal. De nombreuses entreprises de presse sont endettées auprès de la sécu et des impôts, sans parler de l'État lui-même ».
Ultime manœuvre venue d'en-haut pour porter le coup de grâce à un hebdo sans concession qui, depuis douze ans et trois mois, ne laissait pas le pouvoir dormir tranquille. Si de nombreux médias indépendants sont nés dans le sillon du « Journal » (son nom initial et diminutif actuel), « c'était celui qui allait le plus loin », témoigne Kawtar Bencheikh, membre de la rédaction depuis 2006.
« Les enfants de l'alternance »
Mais c'est son statut de pionnier qui l'a fait entrer dans l'Histoire. Boubker (son surnom) Jamaï raconte :
« Le Journal est né le 17 novembre 1997, trois jours après les législatives qui ont amené Abderrahmane Youssoufi (socialiste) au gouvernement. Nous étions “les enfants de l'alternance”, inspirés par El Pais, né en 1976 après la mort de Franco. »
Sauf qu'en 1997, l'ancien roi Hassan II est vieux mais bien vivant et toujours craint. Pourtant, Le Journal réclame ouvertement le départ de Driss Basri (ancien ministre de l'Intérieur tout-puissant de Hassan II) et le retour de l'opposant Abraham Serfaty, exilé en France après dix-sept ans de bagne au Maroc.
Pire, en 1999, Le Journal « jette une pierre dans le jardin secret de Hassan II » en faisant sa Une d'un entretien avec Malika Oufkir, fille du général putschiste exécuté en 1972, qui vécu vingt ans en détention secrète avec sa famille (lire « La Prisonnière », coécrit avec Michelle Fitoussi, paru en 1999).
« On a osé dire qu'on ne pouvait pas ne pas compatir, et on n'a jamais été aussi certain de notre interdiction. Pourtant Hassan II n'a rien fait. Et dans sa dernière interview, avec Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur, il a dit regretter ce qui s'était passé. Je pense que nous y sommes en partie pour quelque chose. »
L'interview de Malika Oufkir est un « point de rupture ». Le Journal fera bien d'autres « coups » : en juin 2001, il publie conjointement et simultanément avec Le Monde les révélations d'un ancien agent secret du Cab-1 (le premier cabinet des services secrets marocains), Ahmed Boukhari, sur la disparition de l'icône de la gauche, Mehdi Ben Barka. Il osera titrer « Que fait le roi ? » avec pour illustration, la photo d'un trône vide.
Il enquêtera sur la fausse découverte de pétrole à Talsint, dans l'Est marocain, annoncée en grande pompe puis démentie, une des pires humiliations du nouveau règne. Mais non sans en payer chèrement le prix dès 2000.
Après l'intronisation de Mohammed VI, « Le Journal verra sa lune de miel avec le régime se transformer en opposition ouverte », écrit Ali Amar, l'un de ses cofondateurs et ancien directeur en 2007-2008, dans « Mohammed VI, le grand malentendu ».
« Escroquerie intellectuelle »
Boubker Jamaï assène :
« Penser que la vraie rupture c'était Mohammed VI, c'est une escroquerie intellectuelle dans laquelle tout le monde est tombé, on en a beaucoup souffert.
La vraie dynamique d'ouverture a été impulsée par Hassan II à un moment où, pour des raisons notamment géostratégiques, il avait compris l'intérêt de lâcher du lest. Je ne parle pas de démocratisation, mais d'une certaine libéralisation politique. Mohammed VI, lui, a clairement parlé de “monarchie exécutive”. »
Moins d'un an après son arrivée sur le trône, quand la presse internationale célèbre le « printemps marocain », Le Journal, alors imprimé en France en format tabloïd (avec l'aide initiale de Serge July de Libération puis de Philippe Thureau-Dangin de Courrier international), est saisi à la douane pour avoir publié pour la première fois au Maroc une interview de Mohamed Abdelaziz, chef du Front Polisario qui revendique l'indépendance du Sahara occidental (l'intégrité territoriale est une des lignes rouges de la liberté d'expression).
Ali Anouzla témoigne :
« Ils ont été traités comme des traîtres par leurs confrères alors qu'aujourd'hui, le pouvoir est en négociation directe avec les indépendantistes. »
Quelques mois plus tard, Le Journal est fermé définitivement par décret pour avoir révélé, documents à l'appui, l'implication de la gauche dans le coup d'État d'Oufkir contre Hassan II. Le Journal est mort, vive « Le Journal hebdomadaire » : après une grève de la faim largement médiatisée de Boubker Jamaï, le titre renaît sous un autre nom début 2001. Selon Ali Amar :
« Le ton demeure. Le retour à la torture est dénoncé, les dépenses somptuaires du roi révélées, le reniement des socialistes récupérés pointé du doigt. »
Amendes record
Les ennuis continuent. Le Journal critique la diplomatie marocaine et met en cause l'ancien ministre des Affaires étrangères dans une transaction immobilière à Washington : peines de prison et dommages et intérêts records (à l'époque) condamnant Média Trust, ancienne société éditrice du Journal.
En 2006, parce que Le Journal a publié une photo AFP où l'on aperçoit les caricatures danoises du prophète (minuscules et gribouillées en noir avant la sortie en kiosque), une manifestation haineuse (avec slogans antisémites et extrémistes) se tient en bas de la rédaction, orchestrée par le ministère de l'Intérieur et relayée par les médias étatiques comme la chaîne 2M.
Quelques mois plus tard, Le Journal est condamné à payer 270 000 euros de dommages et intérêts au Belge Claude Moniquet, du centre de recherche Esisc (Centre européen de recherche, d'analyse et de conseil en matière stratégique), pour avoir qualifié son rapport sur le Front Polisario de « téléguidé par le Palais ». Refusant l'offre de son ami Moulay Hicham, cousin du roi, de payer, Boubker Jamaï quitte la direction du Journal et s'exile aux États-Unis. La mythique publication The New Yorker publie un article fleuve sur sa « croisade ».
Car c'est bien à ce « croisé », intellectuel respecté (passé par Yale et Oxford) aux analyses fines et d'autant plus tranchantes, incarnation d'une ligne éditoriale inflexible et jusqu'au-boutiste, qu'en veulent principalement les autorités.
Absent du territoire marocain, Boubker Jamaï l'est aussi des colonnes du Journal, laissé relativement tranquille pendant deux ans, ce qui lui permet de reprendre du poil de la bête financièrement. Il plaide :
« Chaque fois qu'on a pu rembourser nos dettes, on l'a fait. Et on n'a pas à rougir de nos ventes. »
De 25 000, celles-ci ont tout de même chuté de plus de moitié ces dernières années. Est-ce le désintérêt croissant des Marocains pour la politique (bien que Le Journal s'adresse à l'élite francophone), ou au contraire le virage en 2004 vers un format et un contenu « magazine » mal apprécié des lecteurs inconditionnels ? Pas assez de sensationnalisme ? La « stratégie de distribution malhonnête », qui, selon Kawtar Bencheikh, a rendu Le Journal parfois difficile à trouver dans certains kiosques stratégiques ?
Baptême du feu
Dans ce contexte, témoigne-t-elle, l'équipe vivait « au jour le jour sous tension, en sous-effectif, sans moyens pour enquêter ou partir en reportage, sans structure, ni contrat, ni mutuelle » -au risque de décrédibiliser leur combat pour la bonne gouvernance à l'échelle du pays.
« On travaillait de manière artisanale, poursuit-elle, chaque numéro était un combat », créant, malgré des divergences parfois profondes dans la rédaction, une sorte d'union sacrée. Le Journal a été un baptême du feu pour de nombreux journalistes.
En dépit de ces difficultés, et notamment depuis le retour de Boubker Jamaï (en tant qu'éditorialiste et collaborateur) au printemps 2009, Le Journal est resté offensif jusqu'au bout : sur la « bêtise monumentale » -dixit Jamaï- de l'affaire Aminatou Haidar (militante indépendantiste du Sahara occidental expulsée début novembre vers les Iles Canaries avant de rentrer au Maroc après une grève de la faim retentissante). Ou encore sur l'ingérence du Palais dans les affaires, un tabou ultrasensible propre à l'ère Mohammed VI.
« Cette dernière sanction montre que le pouvoir se sent acculé », estime Boubker Jamaï, qui fustige sans ciller le « sous-développement politique et institutionnel du Maroc » et « la limitation intellectuelle au sommet de l'État ». Symbole d'une espérance il y a douze ans, Le Journal l'est aujourd'hui d'une grande déception.
Boubker Jamaï persiste, au présent :
« La société marocaine est mûre pour la démocratie et le roi doit répondre de ses actes. C'est ça notre ligne éditoriale. »
Des réflexions sont en cours pour ressusciter à nouveau l'hebdo rebelle. Le Journal n'a peut-être pas totalement tourné la page.

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